L’Union professionnelle se félicite des projets du ministre de la Justice concernant les traducteurs et les interprètes, mais se montre critique à l'égard des arriérés de paiement à Bruxelles
L'Union professionnelle des traducteurs et interprètes assermentés (UPTIA) se réjouit des intentions du vice-premier ministre Vincent Van Quickenborne visant à rendre la justice plus attrayante pour ses "principaux partenaires" notamment les traducteurs et interprètes jurés. La réponse du ministre de la Justice à la question parlementaire du député fédéral Nabil Boukili et récemment publiée, révèle qu’à partir de 2022, la politique en matière de frais de justice sera axée sur un changement drastique de la législation, des procédures simplifiées et informatisées et une revalorisation des tarifs.
L’UPTIA a constaté que tant le nouveau directeur général de l'organisation judiciaire que la cellule stratégique du ministre ont reconnu les difficultés et les problèmes découlant des procédures actuelles et ont apporté des propositions concrètes pour voir le paiement des factures intervenir dans un délai de 30 jours calendrier, conformément à la loi relative à la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales, qui sera modifiée le 1er février 2022.
Il est clair que le gouvernement fédéral devra investir afin de mettre en œuvre cette politique prévue en matière de frais de justice (une simplification et une professionnalisation des relations de la Justice avec ses partenaires sur le plan administratif et une revalorisation des tarifs des frais de justice des prestataires de services). Si le but sera de rendre la Justice plus attrayante pour les partenaires clés, l’UPTIA compte donc sur les efforts du gouvernement pour fournir et mettre à disposition le budget nécessaire à cet effet dans les années à venir.
Parallèlement, l'UPTIA appelle l’ensemble des responsables du SPF Justice à reconnaître la gravité de la situation des interprètes relevant du bureau de taxation de Bruxelles néerlandophone et à abolir les exigences excessivement rigides (souvent pas prévues par la législation en vigueur) et d'accélérer le paiement des factures des interprètes.
Des arriérés de paiement dramatiques à Bruxelles loin d’être résorbés
Bruxelles connaît d’importants arriérés de paiement qui engendrent des situations dramatiques pour les interprètes. Une enquête récemment menée par l’UPTIA auprès des interprètes relevant de l’arrondissement de Bruxelles démontre que les arriérés de paiement pour les services d'interprétation sont en moyenne de 6 à 8 mois. En dépit des mesures prises par le Ministre – un renforcement du personnel du bureau de taxation de Bruxelles, qui semble consister principalement par le remplacement du personnel partis, un renforcement structurel et une amélioration des délais de paiement – de nombreux interprètes de Bruxelles et de Hal-Vilvorde feront face à une fin d'année morose et à un hiver rude. Certains interprètes envisagent même de cesser leurs activités.
Un service public efficace doit être capable de payer correctement ses prestataires de services
Dans sa réponse à la question du député Nabil Boukili posée à la suite du communiqué de presse de l’UPTIA du 15 octobre 2021 et repris par les médias, le ministre de la Justice reconnaît qu'il existe un retard dans les paiements chez les interprètes et traducteurs jurés. L’UPTIA précise que ce retard de paiement est particulièrement problématique auprès du bureau de taxation de Bruxelles néerlandophone et celui de Namur. Ailleurs, la situation semble être sous contrôle. Selon le ministre, les arriérés de paiement sont dus à deux facteurs. D'une part, il serait très difficile à recruter et surtout garder le personnel avec un profil adéquat pour les bureaux de taxation. D'autre part, la législation et, par conséquent, les processus de traitement des factures seraient devenus extrêmement complexes au fil du temps. Nous retenons particulièrement la réponse du ministre à ce sujet : "Aussi complexe et difficile soit-elle, un service public efficace doit être capable de payer correctement." Nous espérons que nos membres pourront voir cela dans la pratique au plus vite.
Les arriérés de paiement nuisent au bon fonctionnement de la Justice
L’UPTIA tient à rappeler que la législation actuelle sur les frais de justice en matière pénale a été adoptée en 2019 et n'est en vigueur que depuis le 1er janvier 2020. L’ancien ministre de la Justice visait dans sa réforme à une application uniforme des règles lors du traitement des factures et des paiements plus rapides. Dans son communiqué de presse du 19 avril 20191), Koen Geens, l’ancien ministre, a annoncé ce qui suit : "Les traducteurs-interprètes, les psychiatres et autres experts judiciaires seront rémunérés bien plus rapidement pour leur prestations. (…) A compter de ce jour, chaque paiement sera effectué dans un délai raisonnable". Il a également été annoncé dans le rapport au Roi accompagnant l’arrêté frais de justice du 15 décembre 20192), que les prestataires de services se voient reconnaître le droit au respect des délais de paiement par l’autorité requérante.
Cependant, les arriérés de paiement à Bruxelles sont devenus plus importants que jamais en 2020-2021. Le ministre Van Quickenborne, dans sa réponse à une question parlementaire posée par la députée Kristien Van Vaerenbergh en juillet 2021, a reconnu qu'il y avait un retard d'environ six mois au niveau du bureau de taxation de Bruxelles néerlandophone et d'Eupen et, dans une moindre mesure, à Namur et Liège. Le ministre de la Justice a déclaré être conscient que les arriérés de paiement dans un certain nombre de bureaux de taxation nuisaient au bon fonctionnement de la Justice.
Ce qui est déplorable pour les interprètes de Bruxelles et de Hal-Vilvorde, est que la nouvelle législation sur les frais de justice élaborée par l'administration du SPF Justice sous le précédent ministre de la Justice, stipule que les interprètes doivent soumettre toutes les prestations effectuées dans l’ensemble du pays au bureau de taxation de leur lieu de résidence. Si, pour une raison ou une autre, ce bureau de taxation n’est pas efficace, les paiements des interprètes seraient complètement interrompus.
L'uniformité voulue s'avère être une utopie
En ce qui concerne l'uniformité, la réforme de la législation sur les frais de justice survenue en 2020 semble avoir été un échec total. Exemplaire est l’outil promis fin 2019 permettant de facturer les prestations d'interprètes sur une base mensuelle. Ce fichier Excel fonctionne depuis un an et demi à titre expérimental au bureau de taxation de Bruxelles francophone, mais il n'est pas diffusé de manière générale par le SPF Justice car les bureaux de taxation interprètent différemment l’application de l’arrêté royal sur les tarifs. Néanmoins, en vue d’une application égale, correcte et effective de la loi, les 13 bureaux de taxation sont placés sous la surveillance du service central des frais de justice.
En outre, l‘arrêté royal fixant les tarifs et les règles de calcul des services de traduction et d'interprétation en matière pénale est resté inchangé depuis cinq ans, à l'exception d'une indexation annuelle des tarifs. Quelques mois après l'introduction de cet arrêté royal sur les tarifs en 2017, le Conseil Supérieur des Indépendants et des PME a mis en garde dans un avis3) – au quel l’UPTIA a également contribué – que l'arrêté sur les tarifs du 22 décembre 2016 manque de clarté. Il a été fait référence au manuel de qualité traducteurs/interprètes4), rédigé au sein du SPF Justice, qui ne contient pas moins de 10 pages d'exemples tâchant d’expliquer les méthodes de calcul des services d'interprétation.
La numérique devient la norme, mais la Justice elle-même n'est pas prête
Dans la nouvelle législation sur les frais de justice, le numérique a été présenté comme la norme. Cependant, en 2020-2021, la Justice n'est pas encore prête pour cela. En pratique, travailler de manière numérique signifie devoir envoyer, recevoir et traiter beaucoup de courriers électroniques. En conséquence, les traducteurs sont noyés dans des avalanches de courriels, tout comme les magistrats, les greffiers et les employés des parquets pour échanger et transmettre les réquisitoires, les traductions, les approbations et les factures. L'arriéré des paiements dans certains arrondissements confirme que les bureaux de taxation sont également perdus dans le traitement de tous ces courriels. Depuis le 1er juillet 2021, le service central des frais de justice impose des règles encore plus rigides aux prestataires de services. Il s'agit de règlements qui ne sont même pas prévus par la loi sur les frais de justice5), l’arrêté sur les frais de justice6) ou l’arrêté tarifaire7).
Les bureaux de taxation ne sont pas autorisés à ouvrir les courriels contenant des pièces jointes lourdes envoyées via WeTransfer ou JustSendIt. Toutefois, les traducteurs et les interprètes sont tenus de soumettre aux bureaux de taxation concernés dans un seul envoi, les scans des traductions effectuées et de toutes les factures relatives aux frais d'interprétation du mois.
La directive 2011/7/UE s'applique aux services requis par l’autorité judiciaire
L'ambition annoncée par le ministre de la Justice visant à éliminer les arriérés de paiement et de faire payer les factures dans un délai de 30 jours calendrier ne tombe pas du ciel. Le conseil d'administration de l’UPTIA a soulevé la question des retards de paiement à différents niveaux au cours des derniers mois, tant auprès de la cellule stratégique du ministre de la Justice qu'auprès des parlementaires fédéraux et européens. Cela a conduit à un audit des bureaux de taxation et à plusieurs questions parlementaires.
Dans une récente réponse8) à une question9) de l'eurodéputé Geert Bourgeois, le commissaire européen Thierry Breton a confirmé au nom de la Commission européenne que la prestation de services requise par le pouvoir judiciaire, tels que les traducteurs et interprètes jurés et les experts judiciaires, et fournis contre rémunération par des entreprises aux autorités publiques constituent des transactions commerciales10) au sens de la directive 2011/7/UE concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales. Les prestataires de ces services sont souvent des petites et moyennes entreprises, qui dépendent de la ponctualité des paiements non seulement pour leur rentabilité, mais aussi pour leur survie. Les pouvoirs publics exercent une "responsabilité particulière" pour créer un environnement juridique et commercial favorisant la ponctualité des paiements.
La directive 2011/7/UE prévoit que les États membres veillent à ce que, dans les transactions commerciales où le débiteur est une pouvoir public, le créancier soit en droit d’obtenir, à l’expiration du délai fixé (trente jours calendrier après la date de réception, par le débiteur, de la facture ou d’une demande de paiement équivalente) les intérêts légaux pour retard de paiement, sans qu'un rappel ne soit nécessaire. La directive susmentionnée stipule que, lorsque des intérêts pour retard de paiement sont exigibles dans des transactions commerciales, le créancier soit en droit d’obtenir du débiteur, comme minimum, le paiement d’un montant forfaitaire de 40 euros qui vise à indemniser le créancier pour les frais de recouvrement qu’il a encourus.
Le juge peut condamner l’autorité publique à payer un état de frais
Le Manuel qualité frais de justice en matière pénale11), une publication de 270 pages sur le site du Service Public Fédéral Justice, soutient que la relation juridique entre l'autorité judiciaire (l'État) et les prestataires de services (traducteurs, interprètes, experts judiciaires, huissiers, etc.) reste soumise au droit administratif et à d'autres dispositions réglementaires spécifiques. Ce cadre juridique particulier dispose de sa propre terminologie, selon laquelle une facture porte le nom "d’état de frais", pour montrer clairement qu'il ne s'agit pas d'un outil relevant du droit des contrats. Toujours selon le SPF Justice, il n’y a pas de clauses indemnitaires ni d’intérêts de retard dans cette relation entre l'État et le prestataire de services. Reste à savoir si ce point de vue peut encore être soutenu maintenant que la Commission européenne a donné son avis sur l'applicabilité de la directive européenne concernant la lutte contre le retard de paiement.
En 2020, la Cour de cassation a jugé qu'une autorité normalement diligente est censée s'organiser de manière à être en mesure de supporter les conséquences de la méthode qu’elle a elle-même élaborée. Selon l'arrêt12) de la Cour de cassation, si l’Etat a négligé de procéder à la taxation et au paiement d’un état de frais dans un délai raisonnable, il y a faute au sens des articles 1382 et 1383 (anciens) du Code civil et le juge peut condamner l'autorité à payer l'état de frais. La circonstance que la mission d'un huissier de justice requis par le ministère public d'exécuter certaines missions se rapporte à des tâches auxquelles l'huissier de justice est tenu ne change rien au fait que l'obligation incombant à l'État de payer un état de frais d'un huissier de justice requis par le ministère public d'exécuter certaines missions tend en premier lieu au paiement d'une somme d'argent, sur laquelle des intérêts moratoires sont dus si le paiement n'est pas effectué dans un délai raisonnable et après mise en demeure.
Henri Boghe, BBVT/UPTIA
1. https://www.koengeens.be/fr/news/2019/04/19/remuneration-plus-rapide-des-experts-judiciaires
2. https://www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/change_lg.pl?language=fr&la=F&cn=2019121506&table_name=loi
4. https://justice.belgium.be/sites/default/files/manuel_qualite_traducteurs_interpretes.pdf
6. https://www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/change_lg.pl?language=fr&la=F&cn=2019121506&table_name=loi
8. https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-9-2021-002463-ASW_EN.html
9. https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-9-2021-002463_EN.html
10. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32011L0007&from=FR
12. https://juportal.be/JUPORTAwork/ECLI:BE:CASS:2020:ARR.20200116.1N.5_FR.pdf
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