Il y a quelques années, j’habitais un immeuble où tous les résidents souffraient du même voisin toujours prêt à critiquer tout et tout le monde. Une version antipathique de Mr. Heckles dans Friends. Avec mon épouse, nous l’appelions parfois le chef du bâtiment. Un jour, il se présenta encore une fois à notre porte avec une plainte, exprimée comme toujours sans la moindre subtilité. Notre aide-ménagère avait posé son vélo contre la façade. Et cela ne lui plaisait pas. Il frappa brutalement à la porte. « Ce clown qui fait le ménage chez vous, il parle le néerlandais ? » J’en restai bouche bée. Ce n’est qu’après qu’il eut tourné les talons et que j’eus refermé la porte que je pensai à la réplique que j’aurais dû donner : « Ce n’est pas un cirque ici, il n’y a pas de clowns qui travaillent. »
Répondre avec esprit, avec une phrase percutante qui remet quelqu’un à sa place. Peu de gens en sont capables. Oscar Wilde en était un maître. Winston Churchill aussi, bien sûr. On raconte cette anecdote (apocryphe, mais savoureuse). Lors d’un dîner de gala, il se chamailla avec Lady Astor. Excédée, elle lança : « Si vous étiez mon mari, je mettrais du poison dans votre thé. » Et lui, imperturbable : « Et si vous étiez ma femme, je le boirais. »
Nous, simples mortels, devons nous contenter d’une inspiration comique occasionnelle. Le plus souvent, c’est seulement des heures plus tard, sur le chemin du retour, que nous trouvons la réplique parfaite: l’esprit de l’escalier. Les Allemands l’appellent un « Treppenwitz ».
L’attrait de la pensée rapide
À une époque où la vitesse est reine, nous célébrons les Churchills de ce monde. Les esprits rapides. Ceux qui vont droit au but, vifs et percutants. Ce n’est pas un hasard si l’ancien magazine des avocats de l’Ordre des barreaux flamands s’intitulait Ad Rem. Un titre qui suggère que la vivacité et la réactivité sont des compétences centrales pour un juriste. Mais n’avons-nous pas perdu quelque chose en chemin ? Éblouis par la vitesse des réseaux sociaux, des formules-chocs et des talk-shows, avons-nous oublié que penser lentement et profondément est tout aussi indispensable à un bon travail juridique ?
La pensée rapide est intuitive et directe. On établit vite des liens, on voit des possibilités que d’autres ne voient pas, on réagit promptement et adéquatement. Ceux qui maîtrisent cette compétence suscitent l’admiration : dans une salle d’audience, lors de négociations ou dans un talk-show. Elle nous aide à trancher dans l’urgence et à paraître convaincants dans les débats.
Ses avantages sont évidents :
- Créativité : les penseurs rapides perçoivent des schémas que d’autres manquent et apportent souvent des angles inattendus.
- Efficacité : ils gagnent du temps, prennent des décisions, trouvent des solutions.
- Pouvoir de conviction : une réplique ad rem marque les esprits et peut faire basculer le ton d’une conversation.
Mais penser vite comporte aussi des risques. Les esprits rapides peuvent être précipités, négliger les nuances ou rester superficiels. Leur rythme peut exclure ceux qui ne suivent pas leur chemin associatif éclair. Et ce qui paraît aujourd’hui un raccourci astucieux peut demain s’avérer une erreur.
L’art de penser en profondeur
La pensée profonde est d’un autre ordre. Analytique, réfléchie, méthodique. Elle exige du silence et du temps. Là où la pensée rapide s’appuie surtout sur l’intuition et l’expérience, la pensée profonde consiste à peser soigneusement faits, intérêts et alternatives. C’est ce type de réflexion qui mène à des solutions durables et des arguments solides.
Ses avantages sont clairs :
- Esprit critique : en examinant toutes les facettes, on augmente la chance d’une argumentation cohérente.
- Vision stratégique : elle dépasse le gain immédiat et évalue les conséquences à long terme.
- Neutralité émotionnelle : la réflexion permet de séparer faits et émotions, et d’objectiver.
Mais il y a aussi un revers. Penser profondément prend du temps — un luxe qui n’est pas toujours disponible. Et le danger du sur-analyse guette : cette quête interminable de la solution parfaite qui finit par paralyser, alors que la pratique réclame une décision.
Le paradoxe juridique : penser vite et profond
C’est dans le monde juridique que cette tension est la plus palpable. On attend des juristes qu’ils soient ad rem : clairs, directs et convaincants. Tout le monde réclame une réponse immédiate, qui soit en même temps juste et nuancée. Mais la réalité est complexe. La loi connaît des exceptions, les précédents peuvent basculer, les intérêts se heurtent. Qui ne pense qu’en vitesse perd la vue d’ensemble ; qui ne pense qu’en profondeur arrive trop tard.
Les meilleurs juristes combinent les deux. Rapides quand il le faut, profonds quand c’est possible. Ils alternent entre vivacité et réflexion, entre la réplique acérée et l’étude patiente d’un dossier. Cet équilibre demande de l’entraînement et de la conscience. Cela exige de savoir parfois lever le pied, même quand le monde autour accélère.
Pourquoi l’équilibre se déplace
Notre société récompense la vitesse. Les nouvelles se diffusent en quelques secondes, les débats se résument en formules-chocs et les réseaux sociaux accentuent la pression de réagir immédiatement. « Je reviendrai là-dessus plus tard » paraît une faiblesse. Résultat : une culture où les rapides dominent et où les profonds se taisent.
Et pourtant, la demande de profondeur grandit. Les grandes questions juridiques et sociétales (climat, vie privée, IA, éthique) exigent plus que des réflexes. Elles exigent de la réflexion. Le courage de ralentir, de ruminer, de reconsidérer sa position.
Churchill et l’escalier
Et c’est ici que Churchill refait surface. Ses répliques foudroyantes sont iconiques, mais il était aussi un penseur profond, qui dut prendre au cours de sa carrière politique des décisions redoutables. Il les prit posément. Après avoir recueilli des avis. Après avoir soigneusement pesé le pour et le contre.
Festina lente
Festina lente — « Hâte-toi lentement ». Cet oxymore résume peut-être l’essentiel. Nous devons réapprendre que ralentir n’est pas un ennemi. Prendre le temps de réfléchir n’est pas dépassé, mais indispensable. Pour chaque juriste, et au-delà, pour notre société. Il faut du courage pour dire : « J’ai besoin d’y réfléchir encore. » Il faut de la discipline pour ne pas réagir immédiatement. Il faut de la confiance pour croire que la réflexion paie à long terme.
Alors, chers confrères juristes, osez ralentir. Restez vifs, mais accordez-vous des moments pour creuser. Chaque propos ne mérite pas une réplique immédiate. Parfois, le silence vaut mieux que la vitesse.
Soyons de nouveau fiers de la réflexion, sans perdre notre tranchant. Car dans un monde qui tourne toujours plus vite, le geste le plus courageux que nous puissions poser est peut-être de nous arrêter un instant.
Wim Putzeys, rédacteur en chef de Jubel
Ce texte a été traduit du néerlandais. Lisez l'original ici.
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